La céramique architecturale : Paul Sédille et Jules Loebnitz
Télécharger en PDFLa polychromie architecturale
Paul Sédille déclarait devant les membres de l’Institut royal des architectes britanniques de Londres en 1886, que « l’architecture est l’émanation directe de la nature, […] la couleur est la manifestation même de la nature ». Il concluait son intervention en se demandant si la polychromie ne serait pas la source de la perfection de l’architecture antique. Depuis 1871, il défendait inlassablement le principe d’une architecture colorée dans le sillage d’Hittorff, et répétait encore et encore que la polychromie était un principe universel de l’architecture, que son éclipse en France depuis le XVIIème siècle ne pouvait être que passagère. Il rappelait que l’architecture grecque et romaine était polychrome ; invoquait les travaux de Viollet-le-Duc sur Notre-Dame de Paris relatifs à ses essais de restitution de polychromie intérieure et extérieure de l’édifice ; ou encore les faïences des della Robbia qui correspondaient parfaitement à l’idée qu’il se faisait de la céramique architecturale, alors qu’il refusait d’employer la figure humaine dans la représentation polychrome monumentale.
Sédille puisait dans une grande variété de sources concernant tous les pays, toutes les civilisations, pour défendre sa thèse. Les progrès de l’histoire et de l’archéologie (la découverte du palais de Darius à Suse dont les frises furent glorieusement exposées au Louvre) lui fournissaient systématiquement les bases de son argumentation qui s’appuyait aussi sur ses carnets de voyages et de dessins pour proposer enfin les principes qui devaient, selon lui, guider la polychromie moderne.
La couleur servait de complément expressif à la forme architecturale et afin de le démontrer, Sédille n’hésitait pas à invoquer lors de ses conférences le Mexique, le Pérou, les décors émaillés de l’Inde, plus particulièrement ceux du palais-forteresse du roi Pâl à Gwalior. Cependant, c’est principalement l’Orient qui fournit les bases essentielles à ses démonstrations, comme à beaucoup d’autres artistes modernes. La fascination pour l’Orient connaît en Occident un regain considérable depuis le début du XIXème siècle, avec le Romantisme notamment. Peintre lui-même, Paul Sédille, qui exposait presque chaque année au salon ses toiles inspirées exclusivement de l’école de Barbizon, appréciait particulièrement les œuvres d’Alberto Pasini, qui peignait fréquemment des portes de palais ou de mosquées, relevées par des couleurs vives de faïences inspirées de ses voyages en Turquie et dans tout le Moyen-Orient. Sédille connaissait la plupart des ouvrages richement illustrés relatant les expéditions diplomatiques et artistiques de plus en plus nombreuses à cette époque, puisant dans certains des modèles d’ornements et de coloration.
Sédille fut attentif toute sa vie aux recherches archéologiques menées en Afrique du Nord et au Moyent-Orient, car elles alimentèrent sa réflexion sur la polychromie monumentale.
Deux récits de voyage ont alimenté les rêveries et le mystère oriental chez Sédille : Le Voyage en Turquie de Lamartine et le Voyage en Espagne de Théophile Gautier (1843), sans compter les nombreux ouvrages tels que Grammar of ornament d’Owen Jones, l’Ornement polychrome d’Alfred Racinet, Architecture et décorations turques au XVème siècle de Léon Parvillée, Monuments anciens de la Perse (1844) et Monuments modernes de la Perse (1867) de l’architecte Pascal Coste.
L’intime conviction de Paul Sédille était que la céramique était le matériau roi de la polychromie architecturale, et les faïences de Jules Loebnitz satisferaient sa conviction. Il fallait que la polychromie moderne soit impérissable pour Sédille, c’est-à-dire assurée de vivre autant que le monument lui-même et c’est en cela que sa collaboration avec Loebnitz fut intéressante. En effet, le céramiste possédait deux grandes manufactures à Paris, disposant de plus de douze mille mètres d’ateliers, ce qui lui permettait d’exécuter les grand travaux auxquels Sédille et lui-même aimaient se livrer à partir de ses nouvelles recherches sur la céramique ingerçable dont il avait le secret. De plus, le passionné Loebnitz constamment à la recherche de nouveaux procédés, avait déposé plusieurs brevets d’inventions, notamment pour les plaques « à décor gaufré » ou les « modèles de carreaux en terre cuite avec ornements en creux émaillés » qui étaient en fait les carreaux incrustés qu’il avait crées en 1863 pour la restauration du château de Blois.
Les produits de la manufacture Loebnitz destinés au décor architectural furent principalement d’une part, des carreaux de pavage en grès incrusté ou en terre cuite émaillée dans le style néo-médiéval (notamment pour les restaurations des châteaux de la Loire), et de l’autre, des carreaux de poêle et plaques décoratives à décor émaillé polychrome plat, incisé ou à relief pour le revêtement mural intérieur ou extérieur, dans le style éclectique, souvent d’inspiration Renaissance.
Une révélation : le voyage en Espagne
Paul Sédille voulut absolument connaître par lui-même et directement, l’art arabe, en se rendant en janvier 1871 en Espagne pour y admirer Grenade, Séville et Cordoue. Il fallait qu’il puisse contempler de ses propres yeux les faïences mauresques. Pour Sédille, ce fut un éblouissement à chaque visite, à l’Alhambra de Grenade, à l’Alcazar de Séville, à la Casa de Pilatos (Séville), et plus encore à la mosquée de Cordoue.
A l’intérieur de la mosquée, le Mirhab et la Maksourah, c’est-à-dire le saint des saints, donnèrent à l’architecte d’intenses émotions. A propos de la mosaïque de la Maksourah, il écrivit : « Cette mosaïque, composée de cubes de verres de très petites dimensions, ornée de belle inscriptions en caractères cufiques et d’arabesques du dessin le plus noble et le plus élégant se détachant sur des fonds d’or et d’azur, est, comme beauté de dessin, harmonie et richesse de tons, supérieure à tout ce que Venise, Rome ou Ravenne peuvent offrir en travaux de ce genre. Cette mosaïque est vraiment sœur des merveilles tissées ou brodées par le génie oriental ». Il y passa des heures à dessiner et à couvrir ses carnets de notes.
L’influence de ce voyage sur Sédille fut quasi-immédiate. Dès son retour, il inaugura sa collaboration avec son ami le fameux céramiste Jules Loebnitz à la villa Dietz-Monnin rue La Fontaine à Paris, malheureusement disparue.
A partir de ce qu’il avait vu, notamment à Séville dans le patio de Las Doncellas à l’Alcazar, ou dan la cour et l’escalier de la Casa de Pilatos, mais aussi dans les fabriques contemporaines de Triana, dans les faubourg de la ville, il donna à Jules Loebnitz des modèles arabisants qui servirent à plusieurs de ses chantiers, sur la façade principale de sa villa Boisrond (1879), sur la façade postérieure de la villa Weber (1885) ou encore dans les dépendances d’un hôtel particulier 11 rue Vernet à Paris (1885, malheureusement détruites).
Paul Sédille avait trouvé dans l’art arabe l’ornementation abstraite et florale ainsi que la gamme simplifiée de tons qui convenaient selon lui à la décoration monumentale.
La rencontre : Paul Sédille (1836-1900) et Jules Loebnitz (1836-1895)
Entre l’architecte Paul Sédille, à qui l’on doit les Magasins du Printemps ou la Basilique du Bois-Chenu à Domrémy-la-Pucelle, et Jules Loebnitz, naît une véritable amitié qui les engage dans une étroite collaboration tant professionnelle qu’intellectuelle qui débuta en 1867. Le théoricien de la polychromie architecturale avait rencontré celui qui avait apporté des progrès considérables à la céramique française, permettant la fabrication de grandes plaques de faïence ingerçable à émail stannifère décorées de peintures en couleurs vitrifiables très brillantes et de coloris très durables, comme s’en félicitait Brongniart. Plusieurs projets architecturaux naquirent de la collaboration entre Sédille et Loebnitz : pavillons d'exposition Universelle, immeubles d'habitation, villas, hôtels ou monuments commémoratifs.
Un rapporteur de l’Exposition de 1878 décrivait ainsi la porte monumentale du Pavillon des Beaux-Arts construite par Sédille : « Rien n’est beau comme la porte monumentale exécutée par M. Loebnitz et exposée sous le porche des Beaux Arts, d’après le projet de M. Sédille […] tout y est grandiose, d’un décor élégant et savant, d’un émail pouvant braver la température humide de nos hivers […] ». En effet, le portique de la section des Beaux-Arts, dessiné par Sédille, comportait des éléments de faïence dont certains mesuraient pas moins de 1,20 m en tous sens, exécutés par Loebnitz. Leur collaboration fut récompensée par une médaille d’or.
En 1884, à l’exposition de l'Union Centrale des Arts Décoratifs, Paul Sédille réalisa la porte d’entrée ornée d’un écusson central portant la devise de l'union centrale, au décor fortement inspiré de Luca della Robbia. Deux figures de femmes couchées, modelé par le sculpteur André Allar, symbolise le Printemps et l'Automne. Loebnitz eut la réflexion suivante en admirant son travail à propos des deux panneaux qu’il avait exécuté [qui avaient déjà obtenu une médaille d'honneur auparavant à l’exposition d'Amsterdam en 1882] : « au point de vue céramique, je crois (modestement) que ce sont des chefs-d'oeuvre. Dans aucune exposition céramique je n'ai rien vu d'équivalent ». (Texte du 25 août 1884).
Jules Loebnitz fit appel à Sédille pour la rénovation de ses ateliers situés au 4 rue de la Pierre-Levée à Paris, entre 1880 et 1884. La façade était ornée de grand panneaux de céramiques d’après les dessins de Lévy, Grand Prix de Rome. En 1883, Sédille confia à son ami céramiste les terres cuites émaillées de l’enseigne du nouveau magasin du Printemps, les mosaïques provenant d’un atelier vénitien.
« Il convient de marier habilement les céramiques avec les autres matériaux et surtout de les associer dans une gamme harmonieuse les colorations puissantes de vos émaux », tels étaient les conseils que promulguait Paul Sédille à son ami Jules Loebnitz à l’occasion de l’Exposition Universelle Internationale de 1889 à Paris, terminant ainsi sa lettre :
« Je termine donc souhaitant avec vous la généralisation de notre rêve commun, celui d’une décoration vraie, colorée et durable par les terres et les émaux sortis inaltérables du feu ».
Lors de cette même exposition, Loebnitz présentait en tant que membre du jury une « exposition de décoration céramique appliquée à l’architecture », soit un « élégant portique orné d’émaux et de terres cuites. La pièce principale était une cheminée monumentale en briques apparentes, ornée de décors émaillées et comportant sous la voussure deux groupes de personnages grandeur nature en terre cuite de ton naturel ; architecture de M. Paul Sédille, figures d’André Allar ». L’exposition du 1889 fut l’apogée du fer et l’âge d’or de la céramique.
Le rêve commun de Sédille et Loebnitz se traduit par la volonté d’une architecture polychrome de l’un, rendue possible par la céramique architecturale de l’autre. Loebnitz sut exploiter la faïence ingerçable pour créer de véritables pièces d’architecture, qui faisant corps avec la construction, résistaient aux chocs thermiques extérieurs tout en offrant un support parfait à des émaux traditionnels à base d’étain. La céramique architecturale décorative était née.
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